En l’année 615 de notre ère, afin d’échapper aux exactions des Qurayshites, un groupe de dix hommes et quatre femmes tous musulmans, se dirigèrent, sur le conseil du Prophète, vers le royaume chrétien d’Axoum, d’Abyssinie (aujourd’hui l’Éthiopie et l’Érythrée), où, selon sa recommandation, il y avait un roi vertueux et juste qui ne lésait personne.
Une fois arrivés en Abyssinie, ils durent répondre aux questionnements que le roi Négus (qu’on identifie aujourd’hui au roi Armah) se posait à propos de cette nouvelle religion, car leurs détracteurs qui les avaient poursuivis ainsi que les évêques de ce royaume voyaient d’un mauvais œil cette nouvelle confession. Lorsque le roi les convoqua pour s’instruire de leur croyance, Il leur demanda un échantillon de cette nouvelle parole révélée. Alors Ǧaʿfar ibn Abī Ṭālib (cousin du Prophète), qui était à la tête de ce groupe, lui récita un passage de la sourate XIX « Marie » :
16. Mentionne, dans le Livre (le Coran), Marie, quand elle se retira de sa famille en un lieu vers l’Orient.
17. Elle mit entre elle et eux un voile. Nous lui envoyâmes Notre Esprit (Gabriel), qui se présenta à elle sous la forme d’un homme parfait.
18. Elle dit : « Je me réfugie contre toi auprès du Tout Miséricordieux. Si tu es pieux [,ne m’approche point.] 19. Il dit : « Je suis en fait un Messager de ton Seigneur pour te faire don d’un fils pur ».
20. Elle dit : « Comment aurais-je un fils, quand aucun homme ne m’a touchée, et je ne suis pas prostituée ? «
21. Il dit : « Ainsi en sera-t-il ! Cela M’est facile, a dit ton Seigneur ! Et Nous ferons de lui un signe pour les gens, et une miséricorde de Notre part. C’est une affaire déjà décidée ».
22. Elle devient donc enceinte [de l’enfant], et elle se retira avec lui en un lieu éloigné.
23. Puis les douleurs de l’enfantement l’amenèrent au tronc du palmier, et elle dit : « Malheur à moi ! Que je fusse morte avant cet instant ! Et que je fusse totalement oubliée ! «
24. Alors, il l’appela d’au-dessous d’elle [, lui disant : ] « Ne t’afflige pas. Ton Seigneur a placé à tes pieds une source.
25. Secoue vers toi le tronc du palmier : il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres.
26. Mange donc et bois et que ton œil se réjouisse ! Si tu vois quelqu’un d’entre les humains, dis [lui :] « Assurément, j’ai voué un jeûne au Tout Miséricordieux : je ne parlerai donc aujourd’hui à aucun être humain ».
27. Puis elle vint auprès des siens en le portant [le bébé]. Ils dirent : « Ô Marie, tu as fait une chose monstrueuse !
28. Sœur de Haroun, ton père n’était pas un homme de mal et ta mère n’était pas une prostituée ».
29. Elle fit alors un signe vers lui [le bébé]. Ils dirent : « Comment parlerions-nous à un bébé au berceau ? «
30. Mais [le bébé] dit : « Je suis vraiment le serviteur d’Allah. Il m’a donné le Livre et m’a désigné Prophète.
31. Où que je sois, Il m’a rendu béni ; et Il m’a recommandé, tant que je vivrai, la prière et la Zakat ;
32. Et la bonté envers ma mère. Il ne m’a fait ni violent ni malheureux.
33. Et que la paix soit sur moi le jour où je naquis, le jour où je mourrai, et le jour où je serai ressuscité vivant ».
34. Tel est Issa (Jésus), fils de Marie : parole de vérité, dont ils doutent1.
Figure 2, Supplément persan 1313, f. 174 : L’enfant Jésus assis sur les genoux de sa mère, au pied d’un palmier qui s’est couvert de dattes à son contact et près d’une source d’eau fraîche qui jaillit là miraculeusement. On retrouve ici, avec plus de détails, la représentation des versets 25 et 27, du chapitre XIX. À l’arrière-plan, derrière les rochers y figure la représentation de Satan.
On raconte que, lorsque Négus, le roi de l’Abyssinie, ainsi que ses évêques entendirent ces paroles, ils eurent les larmes aux yeux. Le roi proclama alors :
En vérité, cela et ce que Jésus a reçu (c’est-à-dire l’Évangile) proviennent de la même source de lumière (miškāt).
Il est probable que cette miškāt à laquelle Négus voulait faire allusion est bien la lumière incréée ou ce feu sacré de Dieu qui brûle sans jamais se consumer et qui anime tous les prophètes bibliques et islamiques. C’est ce feu que Moïse rencontra devant le Buisson ardent , et qui dans la tradition chrétienne est préfiguré aussi par la Vierge Marie qui porte en elle le feu de la divinité2. C’est ce feu que les illustrateurs persans, turcs et indiens ont voulu représenter dans leurs peintures par des nimbes flammés d’or ou d’un halo de flammes d’or, caractérisant l’état spirituel des prophètes.
Un autre fait à retenir porte sur la considération par Négus de l’histoire de Marie et Jésus comme émanant d’une source prophétique, ne retenant que ce qu’il y avait de commun sans s’arrêter sur les divergences dogmatiques entre les deux confessions. À cet égard, l’histoire des prophètes, même si elle renferme des points communs avec l’Ancien et le Nouveau Testament, dégage néanmoins des particularités qui sont spécifiques au récit coranique.
Par ailleurs, la référence aux prophètes dans le Coran fait partie d’un dogme dont la fonction doit être envisagée dans sa totalité. C’est pour cela qu’elle occupe une place prépondérante dans la construction du message coranique. D’un côté, il y est question de l’unicité divine qui fut relayée à travers la succession des prophètes, depuis Adam jusqu’à l’avènement de la révélation de Muḥammad. De l’autre, elle est une confirmation de son apostolat tel qu’il a été annoncé dans le Deutéronome 18 :15
Que Dieu suscitera un prophète à l’image de Moïse, comme figure messianique eschatologique3.
Dans un des hadiths, le prophète aurait dit :
Il m’a été révélé à la place du Torah, les sept premiers chapitres (al-Sabʿ al-ṭiwāl) …4.
D’ailleurs, ce parallélisme ainsi que l’idée que le Coran est dans la continuité du texte biblique est confirmé par la dénomination qu’ils partagent avec la Thora. Tous les deux sont désignés par « al-Furqān », le Discernement (Coran II : 53). Ils ont également en commun les multiples références, dans le texte, à Moïse (près de 136 fois), beaucoup plus nombreuses que celles faites à Abraham (69 fois), pourtant qualifié de premier prophète de l’islam.
En effet, la pratique de l’islam, qui signifie d’abord soumission, repose sur cette continuité qui s’exprime dans six piliers de la foi (croire en Dieu, en ses Anges, en ses Livres révélés, aux Prophètes et Messagers, croire au Jour dernier et au Destin, qu’il soit favorable ou pas). Ce credo est un préalable aux cinq piliers qui sont l’attestation de la foi en un Dieu unique et son messager, la prière, l’aumône, le jeûne et le pèlerinage. (Coran II, 136) :
136. Dites : « Nous croyons en Allah et en ce qui nous a été révélé, et en ce qui a été descendu vers Abraham et Ismaël et Isaac et Jacob et les Tribus, et en ce qui a été donné à Moïse et à Jésus, et en ce qui a été donné aux prophètes, venant de leur Seigneur : nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à Lui nous sommes Soumis. »
Cependant, de même que l’évocation et l’ordre des Prophètes diffèrent dans l’Ancien et le Nouveau Testament, le Coran aussi se distingue par une organisation propre, avec en plus la citation des quatre prophètes arabes qui ne sont nullement mentionnés dans les textes bibliques. Selon la tradition, on compte plus de cent vingt mille prophètes et près de trois cent treize messagers. Mais ils ne sont pas tous évoqués dans le Coran (XXVI : 164). Le principe est l’envoi, par Dieu, d’un messager ou un prophète à chaque nation (XXXVI : 26) et qui sont hiérarchisés par ordre d’importance :
82. Ceux qui ont cru et n’ont point troublé la pureté de leur foi par quelque iniquité (association), ceux-là ont la sécurité ; et ce sont eux les bien-guidés.
83. Tel est l’argument que Nous inspirâmes à Abraham contre son peuple. Nous élevons en haut rang qui Nous voulons. Ton Seigneur est Sage et Omniscient.
84. Et Nous lui avons donné Isaac et Jacob et Nous les avons guidés tous les deux. Et Noé, Nous l’avons guidé auparavant, et parmi la descendance (d’Abraham) (ou de Noé), David, Salomon, Job, Joseph, Moïse et Aaron. Et c’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants.
85. De même, Zacharie, Jean-Baptiste, Jésus et Elie, tous étant du nombre des gens de bien.
86. De même, Ismaël, Élisée, Jonas et Lot. Chacun d’eux Nous l’avons favorisé par-dessus le reste du monde.
87. De même une partie de leurs ancêtres, de leurs descendants et de leurs frères et Nous les avons choisis et guidés vers un chemin droit.
88. Telle est la direction par laquelle Allah guide qui Il veut parmi Ses serviteurs. Mais s’ils avaient donné à Allah des associés, alors, tout ce qu’ils auraient fait eût certainement été vain.
89. C’est à eux Nous avons apporté le Livre, la sagesse et la prophétie. Si ces autres-là n’y croient pas, du moins Nous avons confié ces choses à des gens qui ne les nient pas.
90. Voilà ceux qu’Allah a guidés : suis donc leur direction. Dis : « Je ne vous demande pas pour cela de salaire ». Ce n’est qu’un rappel à l’intention de tout l’univers.
Parmi cette pléiade de prophètes seuls vingt-cinq sont évoqués dans le Coran en tant que prophètes et messagers5 selon des degrés divers en longueur ou en récurrence. Moïse, par exemple, est cité 136 fois et dans 90 versets. Quant à Noé, il est évoqué dans 25 versets. Alors que pour Joseph, fait rare, un chapitre lui est exclusivement réservé, avec cette particularité qu’il n’est cité qu’une seule fois ailleurs. L’histoire des Sept dormants se trouve dans le chapitre XVIII (al-Kahf, la Caverne) suivie de la rencontre de Moïse avec le prophète H̱izr (Élie) et se termine par l’histoire d’Alexandre .
D’autres chapitres portent des noms de prophètes sans pour autant qu’ils leur soient exclusivement dédiés.
Il s’agit des chapitres X (Yūnus (Jonas), XI Hūd, XII, Yūsuf (Joseph), XIV Ibrāhīm (Abraham), XIX Maryam (Marie), XXI al-Anbiyyāʾ (les Prophètes), XXXI, Luqmān et le chapitre, VIIL Muḥammad. L’évocation des prophètes dans le texte coranique se déroule, parfois, dans un style elliptique et allusif. Elle peut déconcerter et rendre difficile la compréhension chez un lecteur habitué à un récit linéaire. D’autant que dans les allusions parcellaires, certains récits sont dépourvus en détails, tels que les noms des personnages, des lieux ou le déroulement de l’action. L’histoire d’Adam, par exemple est donnée dans ses grandes lignes sans qu’on connaisse le processus de sa création ni celle d’Ève, qui d’ailleurs n’est désignée qu’en tant qu’épouse d’Adam (II : 35, XIX : 19 et LXXXIX : 114). Quant à Abel et Caïn, ils ne sont mentionnés que par leur qualificatif : les « deux fils d’Adam ». Rien n’est dit non plus au sujet des sacrifices qu’ils devaient offrir à Dieu (V : 27-31). Bien sûr, cette manière de faire à sa propre logique que les théologiens et les exégètes se font un devoir d’expliquer, en avançant, entre autres, que le but n’est pas de raconter l’histoire en détails, mais plutôt de lui en donner une fonction. C’est ce que le poète persan Mawlānā Ǧalāl al-Dīn al-Rūmī résume par ces vers (Maṯnavī, Livre II ) :
-Oh mon frère ! L’histoire est comme une enveloppe. Le sens y est caché telle la graine dans sa coquille.
L’homme sensé est celui qui garde la graine du sens et ne s’arrête point sur le contenant, s’il veut en faire usage.


-Oh mon frère ! L’histoire est comme une enveloppe. Le sens y est caché telle la graine dans sa coquille.
L’homme sensé est celui qui garde la graine du sens et ne s’arrête point sur le contenant, s’il veut en faire usage.
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